Pourra-t-on un jour voler sans détruire l’environnement ?
publié par
Arthur de Lassus
le
Wednesday
29
May
2024
Le secteur de l’aviation participe aujourd'hui1 à 5% du réchauffement climatique actuel. Tout comme les autres secteurs, l'aviation doit se transformer en profondeur pour réussir à contribuer positivement à la neutralité carbone.
Dans cet article nous aimerions revenir sur les enjeux, les défis et les axes d'action afin de pouvoir voler sans détruire l'environnement dans le futur.
Une manière un peu moins habituelle de regarder l'impact de l'aviation c'est de regarder les émissions de CO2 des différents modes de transport par heure de trajet effectué. Le graphique1 ci-dessous présente les émissions de CO2 par heure de transport et il frappe par la différence entre l'avion et les autres modes de transport. Il est difficile de trouver une activité humaine qui émet autant de CO2 par heure de vie humaine que l'avion. Il faut noter que la barre rouge de l'avion est très sous-estimée : il faut la multiplier par deux ou trois pour avoir l'impact réel de l'aviation. En effet, le CO2 émis lors de la combustion du kérosène réchauffe le climat mais les traînés de condensation laissées après le passage de l'avion dans le ciel réchauffent le climat au moins autant que le CO2 du kérosène voir deux fois plus2.
L’impact climatique de l’aviation est donc autour de 250 kg d’équivalent CO2 (CO2e) par heure de trajet, soit 1tCO2e pour 4h et 2tCO2e pour 8h. 2 tCO2e représentent une quantité très importante : c’est l’ordre de grandeur du budget carbone par personne et par an à respecter en 2050. 8h pour consommer le budget carbone d'une année qui compte 8 760 heures : difficile de faire moins durable.
Face à ce constat : que peut-on faire ? Nous allons voir qu'il y a de nombreux leviers et nous passerons en revue d'abord les leviers technologiques puis les leviers sociaux afin de limiter drastiquement l'impact écologique de l'aviation.
Mais juste avant de rentrer dans les solutions voici quelques chiffres : l’aviation représente 2,5-3% des émissions de CO2 de l’humanité3 mais son effet climatique est 2 à 3 fois plus élevé comme nous venons de le voir avec les traînées de condensation. Son impact représente au total 4-6% de l’impact de l’humanité sur le climat. Pour participer à la neutralité climatique, l’aviation doit diviser par 24 ses émissions d’ici à 2050. Avec une croissance tendancielle du trafic de 3%/an et donc un doublement d’ici à 2050, il faudrait donc que chaque kilomètre parcouru en avion voie son impact climatique divisé par 4.
Les leviers technologiques
Il faut d'abord dire que les avions sont des merveilles techniques et qu'elles sont déjà assez fortement optimisées. Le coût du kérosène représente autour 30 % du prix du billet5, et les compagnies n'ont donc pas attendu l'urgence écologique afin de limiter la consommation unitaire des appareils6. Ces efforts bienvenus ont néanmoins eu un effet pervers que l'on appelle l'effet rebond. L'optimisation des moteurs et du fuselage a permis une moindre consommation unitaire des avions donc des prix plus bas pour le consommateur ce qui a permis aussi sa massification.
Il y a différentes manières pour baisser l'empreinte carbone de l'aviation et elles sont toutes à activer en même temps. La première est de travailler sur l'efficacité, la deuxième est de travailler sur l’énergie utilisée par l’avion et la troisième est d'étudier la possibilité de limiter les impacts hors CO2.
Comme écrit précédemment, les avions et leur moteur sont déjà assez fortement optimisés mais il reste encore des marges de progression. Il est possible de travailler sur le fuselage, le rendement des moteurs, le taux d'occupation dans l'appareil, le poids de l'appareil etc… Les différentes études donnent des estimations autour de 30 % de baisse des émissions à horizon 2050 (1,5%/an). Cela peut et doit contribuer à l’effort mais les gros leviers ne sont pas là.
Le deuxième levier, et c'est le plus important, est le travail sur les carburants. Brûler du kérosène c’est rajouter dans l’atmosphère du carbone car ce carbone était enfoui depuis des millions d’années. Comment peut-on trouver une source d’énergie qui ne rajoute pas de CO2 dans l’atmosphère ?
Il y a quatre grandes familles de solutions. La première concerne les biocarburants, la deuxième concerne l'hydrogène, la troisième traite des carburants de synthèse et la dernière des batteries.
Les biocarburants peuvent être bas carbone s’ils viennent de biomasse, de plantes renouvelables (et donc pas de forêt primaire que l’on déforeste). Pourquoi ? Le carbone atmosphérique est capté par les plantes. On le transforme ensuite en carburant qui sera brûlé par le moteur de l’avion et qui relarguera le carbone dans l’atmosphère. Il n’y aura pas d’ajout de CO2 de cette manière. Les biocarburants ne sont néanmoins pas sans CO2 : le tracteur qui récolte la biomasse utilise encore du pétrole et surtout la raffinerie qui transforme la biomasse en biocarburant est, pour l’instant, loin de fonctionner aux renouvelables. Les biocarburants permettent, dès aujourd’hui, une division des émissions par 4, ce qui est le bon ordre de grandeur pour décarboner.
Les biocarburants sont faits, pour la première génération, à partir d’huile usagées. En France, il n’y a pas de concurrence de cette production avec la production pour des usages alimentaires. La deuxième génération, qui est encore à un stade expérimental, utilise la biomasse plus dure comme du bois.
Si les biocarburants fonctionnent actuellement et présentent un bon potentiel de décarbonation, 2 obstacles sont présents : le prix et la disponibilité.
Les biocarburants sont donc une ressource précieuse, ils sont mieux utilisés dans des avions que dans des voitures que l’on peut électrifier facilement. Il n’en reste pas moins que les ressources sont insuffisantes pour alimenter tout le secteur en croissance. De plus, il y a une concurrence forte en termes de surface, à la fois avec les espaces à laisser intouchés pour la biodiversité, mais aussi avec les surfaces très importantes nécessaires pour stocker le carbone des émissions résiduelles de nos sociétés.
La deuxième source d’énergie est très différente, c’est l'hydrogène. Il n’y a pas de carbone dans la molécule de dihydrogène, sa combustion ne provoque donc aucune émission de CO2. Néanmoins le dihydrogène ne se trouve pas en quantité importante dans l’environnement et il faut donc le produire. Actuellement, l’hydrogène est obtenu à partir de gaz ou de charbon fossile et, dans ce cas-là, la solution est pire que le mal7. Pour qu'il puisse s'inscrire dans une trajectoire de décarbonation, la production doit se faire par électrolyse de l'eau, avec de l’électricité produite de manière bas-carbone (avec des énergies renouvelables ou du nucléaire).
Les difficultés concernant l'hydrogène sont multiples. Tout d'abord, il faut changer l'entièreté de la flotte puisque les moteurs actuels ne peuvent pas accepter l'hydrogène. Comme l'hydrogène est moins dense, en termes de volume, que le kérosène, il faut redesigner entièrement l'avion.
Les projets d’avions à hydrogène auront des portées autour de 1000 km mais certainement pas de quoi traverser l’Atlantique.
Dernier détail, et non des moindres, le processus de production est très inefficace : les quantités d'électricité nécessaire pour produire cet hydrogène sont gigantesques. Par exemple, pour fournir en hydrogène tous les avions qui décollent de l’aéroport parisien de Charles de Gaulle, il faudrait l'équivalent de 16 réacteurs nucléaires français8. Le trafic à Charles de Gaulle est le tiers du trafic français, il faudrait donc presque cinquante réacteurs nucléaires français pour alimenter toute l'aviation qui passe par le sol métropolitain. Nous avons actuellement 57 réacteurs nucléaires (avec Flamanville) dont une partie vont être fermés d’ici à 2050 et le gouvernement espère en produire 14 à horizon 2050. Nous aurons donc au maximum du maximum une trentaine de réacteurs en France en 20509. Les ordres de grandeur ne sont pas du tout là.
La troisième solution est celle des carburants de synthèse qui est, elle aussi, très peu mature d'un point de vue technologique. La synthèse du carburant se fait à partir d’eau et de CO2. Si le CO2 est capturé dans l’air où s’il vient de la biomasse alors il n’y a pas d’ajout de CO2 dans l’atmosphère. Cette solution a des avantages : moindre dépendre à la biomasse et donc à l'impact écologique que cela engendre, non obligation de changer la flotte d'avion. Il y a cependant deux obstacles majeurs : la technologie n'est pas du tout mature et les coûts sont très importants.
Dernier levier actionnable pour les carburants : l’avion électrique.
Les progrès dans les batteries sont très importants ces dernières années et les premiers aéronefs existent. Les premiers tests de petits avions électriques pour les petites distances arrivent. On peut imaginer, par exemple, un avion tout électrique de 19 personnes pour 500 km. En revanche, l’avion électrique pour 200 personnes qui traverse l’Atlantique (soit 6 000 km) n’est pas envisageable pour ce siècle. Théoriquement les batteries pourraient atteindre les densités énergétiques suffisantes pour être compétitives avec l’hydrogène mais certainement pas avant plusieurs décennies.
Le dernier levier concerne celui de la gestion des effets hors CO2.
Rappelons-le, les traînées de condensation qui se forment à la suite du passage de l’avion dans le ciel et les nuages induits (cirrus), réchauffent le climat au moins autant que le kérosène voire 2 fois plus. Ces traînées concernent surtout les trajets long courrier à très haute altitude.
L’Union Européenne met le sujet à l’étude malgré la complexité de la mesure10.
Les mesures sont incertaines et les effets des carburants alternatifs encore plus. Il semblerait que dans tous les cas les carburants alternatifs réduisent l’impact hors CO2 avec un résultat le plus intéressant pour les carburants de synthèse.
Avant de traiter des leviers sociaux, il y a un dernier sujet d’importance : la compensation carbone.
Il y a 2 choses bien distinctes à avoir en tête : actuellement, les compagnies vendent de la compensation carbone à leurs clients voyageurs. A l’avenir, il est fort probablement qu’il restera toujours un talon d’émission de l’aviation et il faudra compenser ce carbone.
Ce sont 2 choses potentiellement bien différentes.
Dans le premier cas, une compagnie se fixe une année de référence, par exemple 2010 et, pour les années qui suivent, elle achète des crédits carbone quand ses émissions sont supérieures à l’année de référence. La compagnie finance la plantation d’arbres par exemple. Ceci est du greenwashing : les émissions des compagnies aériennes doivent baisser et la plantation d’arbre est une technique pour “annuler” le talon d’émission.
Le monde où tous les secteurs d’activités pourraient annuler les émissions supérieures à une année de référence (2010) n’existe pas. La surface entière de la terre ne suffirait pas pour absorber tout le carbone.
La plantation d’arbres (et les autres méthodes de capture) peut avoir sa place mais seulement pour annuler les émissions incompressibles.
Dans le cas de l’avion, les leviers technologiques existent mais étant donné la faible maturité des techniques il est très peu probable qu’elles suffisent pour participer positivement à la neutralité11. Les leviers sociaux sont des leviers complémentaires que nous allons étudier.
Leviers sociaux
La croissance mondiale du trafic aérien est très importante. En moyenne, et sur longue période, la croissance annuelle est de 3%/an. Cela représente un doublement tous les 24 ans.
En France, les 20% les plus aisés effectuent 50% des trajets en avion12. Au niveau mondial, les disparités sont encore plus importantes : 80% des humains n’ont jamais pris l’avion13 et c'est seulement 1% des humains qui comptent pour 50% des émissions de CO2 de l’aviation commerciale14.
La modération du trafic est un énorme levier pour faciliter la décarbonation du secteur. En France, 41% des Français sont favorables à l’instauration d’un quota de 4 vols par personne pour sa vie entière15.
Cette mesure soulève pleins de réflexions : sont-ce des quotas échangeables, comment gère-t-on les cas particuliers de famille à l’étranger, des territoires d’Outre-Mer ? Pourquoi 4 et pas 2 ou 5 ? Comment gère-t-on les obligations professionnelles ? Comment passe-t-on du système actuel à celui-ci ?
Devant ces obstacles, il s’agit toujours de garder en tête la réflexion suivante : qu’est-ce qui est le plus dur ? Gérer les conséquences supplémentaires dues au changement climatique ou les développements de techniques non matures, ou la gestion d’une trajectoire sociale différente ?
Conclusion :
L’avion est certainement un des secteurs les plus difficiles à décarboner à cause de nombreux facteurs : croissance du secteur, substituts techniques quasi inexistants à l’échelle actuellement et difficilement massifiables, inertie sociale du fait notamment d’un conflit d’intérêt internes aux classes les plus aisés. Alors que les autres secteurs vont probablement se décarboner rapidement (électricité) ou assez rapidement (transport terrestre), l’avion risque de voir sa part dans le réchauffement climatique augmenter et poser des questions d’acceptabilité sociale redoutables. Une aviation qui ne réchauffe pas le climat est encore loin d'être atteinte. Pour y arriver à moyen terme, cela nécessite d'activer tous les leviers en même temps, à la fois techniques mais aussi sociaux.
Sources
- https://theconversation.com/impact-du-transport-aerien-sur-le-climat-pourquoi-il-faut-refaire-les-calculs-116534
- The contribution of global aviation to anthropogenic climate forcing for 2000 to 2018
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1352231020305689 - https://www.carbone4.com/analyse-aviation-et-changement-climatique
- https://www.carbone4.com/analyse-aviation-et-changement-climatique
- https://www.carbone4.com/analyse-faq-aviation-climat
- L’intensité carbone en passage-kilomètre a été divisée par plus que 2
https://www.carbone4.com/analyse-faq-aviation-climat - https://www.youtube.com/watch?v=_sqYx8K_m9c
- https://www.terrestres.org/2022/03/22/avion-a-hydrogene-quelques-elements-de-desenfumage/#identifier_5_7242
- RTE Futurs énergétiques 2050, 2021, Figure 4.6 p159
- https://www.euronews.com/green/2024/04/30/airlines-lobby-against-eu-plan-to-monitor-non-co2-emissions-from-flight
- https://www.nature.com/articles/s41467-023-39749-y
- https://x.com/AurelienBigo/status/1377879922644021248
- https://bonpote.com/10-chiffres-a-connaitre-sur-lavion-et-le-climat/#2_1_de_la_population_mondiale_represente_50_des_emissions_du_secteur_aerien
- https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378020307779
- https://csa.eu/news/etude-here-les-francais-et-la-proposition-dun-quota-de-4-vols-par-personne-dans-une-vie/